INTERVIEW DE JUDOKA - David Martinez -

-  La carrière de Judoka vient de commencer pour le grand public, est-ce que vous avez déjà songé à un premier album?

Ju : Mec on a fait 31 albums, donc maintenant on va plutôt faire le 32ème. Viens jouer dedans.

Do : A vrai dire, on y a songé dès la première fois où nous avons joué ensemble. La réalisation d’un album, pensé comme une suite de titres arrangés et mixés, qu’ils soient musicaux ou parlés, est l’ambition finale de chacune de nos sessions. Pour autant, comme nous avons tâché de le formaliser dans « le Petit Dictionnaire Illustré », le mixage et l’arrangement des albums procèdent d’un processus créatif dont on revendique la singularité. La production des albums de JudokA est le résultat d’un travail de découpage de titres exclusivement et strictement improvisés : aucun titre n’est jamais rejoué et le son n’est jamais re-travaillé. En cela, nous nous inscrivons dans une démarche qui privilégie le caractère immédiat, spontané et unique de la musique, au détriment d’autres conceptions, très largement majoritaires - pour ne pas dire totalitaires - dont le but en est la standardisation et la globalisation. Cette standardisation, qui prétend à l’universalité, contribue selon moi à détourner la musique du domaine artistique pour la rendre commune, voire profane, en désacralisant ce qu’elle peut avoir de pur dans sa gratuité et les émotions qu’elle sublime. Nous sommes donc plus soucieux de privilégier la qualité d’une entente réciproque entre personnes qui créent de la musique et dont la vérité de l’instant tient de quelque chose de supérieur à soi, de supérieur à l’exercice ou de supérieur à la technique, contrairement à la vérité de l’offre des radios et des producteurs de labels, laquelle, dans une logique fordiste, repose sur la loi des séries et des répétitions. Cette démarche nous a valu d’auto-produire 31 albums et non pas de nous centrer sur la volonté de « marketter » et de « maquetter » la production d’un album. Malgré leur grand nombre, je crois pourtant que chacun d’entre eux est unique et communique une part de son authenticité et de son mystère.

Ka : Nous voulons jouer, improviser, nous charger d’émotions et en décharger, nous offrir à cœur ouvert. La notion de public est une notion compliquée à saisir car il y a, avec elle, l'idée d’une transmission unilatérale. Nous voulons une adhésion spatio-temporelle. C'est-à-dire qu’on veut imaginer qu’il soit possible d’offrir sa musique à un public en s’affranchissant des lois du temps et de l’espace. Dans l’idéal, nous aimerions que ce rendez-vous et ce lieu soient détachés des intentions d’un producteur et d’un programmateur. Comme s’il s’agissait d’une rencontre un peu imprévisible et non programmée, qui s’établisse réciproquement entre ceux qui produisent la musique et ceux qui l’écoutent, que ce soit un échange. Nous formons JudokA depuis bientôt 3 ans. Des albums, on en a plein les tiroirs.

 

 

- Parlons de vos enfances (pas besoin de t'allonger) : qu'est ce que ça fait de grandir et de travailler à Paris et avec le plaisir de faire de la musique électronique ? Ça a joué un rôle dans la musique de Judoka ?

Ju : Ca a surtout inspiré une chanson du dernier opus, Parfum de Paris.

Do : Je pense qu’aucun être humain ne peut émotionnellement échapper à son enfance et encore moins, me semble-t-il, pour celui qui, consciemment, se consacre à un objet d’une portée esthétique. JudokA est pour moi un lieu où l’on se libère des conventions et des conformismes. En cela, il s’agit d’un groupe qui invite chacun de ses membres à délivrer une part plus brute de soi qui fait écho à la nature de ce que nous sommes. Par ailleurs, ce serait à développer mais, pour ma part, je conçois souvent, quand je joue avec JudokA, que se re-jouent des scènes fantasmées du souvenir. Il y a quelque chose, dans l’expérience que je vis avec JudokA, qui s’apparente aux réminiscences de la madeleine de Proust dans son livre « Du coté de chez Swann ». Cette réminiscence du souvenir est le fruit d’une mémoire involontaire écrit Proust, à une époque où Freud était encore trop contemporain pour parler d’inconscient. Proust décrit les différents temps de ce souvenir en expliquant que cette saveur est, dans le moment où elle est re-trouvée, tout à fait unique et précieuse, permettant, à partir d’elle, d’activer un ensemble de représentations qui lui sont associées, un village, des relations, des rencontres. La réminiscence et sa puissance d’évocation sont une invitation au voyage intérieur et à la découverte d’une émotion originelle. Puis l’intensité de cette saveur éprouvée décline à mesure que la madeleine est consommée. On est en prise ici avec ce que Freud a décrit comme étant le mécanisme du refoulement. Proust y ajoute malgré tout dans quelle mesure ce refoulement et son actualisation par la mémoire involontaire constituent le prélude à la création artistique. Pour ma part, je pense qu’en jouant avec JudokA, je m’inscris dans cette perspective esthétique. Je ne peux jouer avec mes partenaires que si, à l’évocation des sons produits par le groupe, sont activées involontairement des réminiscences qui sont autant de portes ouvertes sur un moi intérieur et un moment de soi. La force de cette évocation déclinant avec le temps, je crois qu’elle ne peut être entière et authentique que dans un laps de temps très court, un temps de catharsis pour employer un grand mot, qui est le temps de l’improvisation. Vouloir répéter ce temps court, le re-jouer, c’est en appauvrir la saveur et le goût, si l’on reprend l’exemple de la madeleine. En jouant, je peux à partir d’ un accord retrouver les premiers émois que j’ai connus sur une note de The Cure ou de Joy Division ; ce premier émoi est renforcé par la réponse de mes partenaires qui vont, en résonnance, renforcer instinctivement la teneur de la réminiscence ; nous sommes vite, par un tremblement communicatif (cf. Petit Dictionnaire Illustré) tenus mutuellement par l’idée que la vérité d’une émotion re-passe et s’éprouve pour l’un d’entre nous ; par contagion émotionnelle, chacun des membres en présence éprouve cette vérité ; elle devient une signification partagée. La musique jouée par JudokA est pour moi la traduction sublimée de ce moment qui provient totalement de soi, puis devient totalement traversé par nous, pour finir totalement de nous.

Ka : Que voulez vous que je rajoute à ça ? Sinon les embrasser.

 

 

- Quelles sont vos inspirations musicales vos modèles à suivre?

Ju : On ne connait pas de groupe qui produit sa musique comme on le fait, on ne suit personne dans notre démarche.

Do : C’est un peu cela l’idée, oui. Mais musicalement, je pense qu’il y a quand même des repères. Personnellement, je me sens proche, de part mon âge et mon vécu, des groupes comme The Cure, Joy Division ou Pink Floyd. Mais je suis aussi proche de la variété française des années 60, 70 et 80 ainsi que de la musique pop et rock anglaise des années 60-70. L’essentiel pour moi est que les sessions de JudokA, en tant qu’elles sont des espaces libres de création, voire de réminiscences, permettent, dans l’absolu, de tout jouer. Il m’est arrivé de chanter aussi bien des paroles aux forts accents de Françoise Hardy, lesquelles étaient empreintes des souvenirs enfantins de mes dimanches moroses aussi bien que d’hurler des paroles yogourts aux consonances rock, qui avaient à voir avec mes premières soirées étudiantes.

Ka : Il est pour moi difficile d'identifier un genre musical ou plus particulièrement un groupe. Ma musique est le reflet esthétique de ma mémoire, de mon ressenti et de l'ensemble de mes écoutes.

 

 

- Il y a quelque chose de trash, de revendication personnelle dans votre musique, est-ce vrai?

Ju : Oui c’est de l'impro mec, pleine de grain, de bruit, de chaos. 

Do : Si l’on admet que JudokA est d’une certaine façon un groupe de musique artistique, ce qui n’est pas, à l’heure actuelle, un pléonasme, on doit admettre que la musique peut émerger de différents moments tantôt exaltants, tantôt affligés ou violents. La revendication de JudokA n’est pas dans le contenu de ses textes, ce n’est pas un groupe de Slam ou un groupe d’auteurs français dans la veine de ceux des années 60 ou de la nouvelle scène des années 2000. Sa revendication réside dans son projet qui est purement artistique. Pour moi, si JudokA a une revendication, elle est donc essentiellement esthétique. Elle replace l’intention et la liberté de l’œuvre avant le spectacle et ce qu’en font ceux qui le produise, pour reprendre l’idée de Guy Debord. Pour aller plus loin, je me permets de citer ici Oscar Wilde qui, mieux que moi et bien avant JudokA, résume en partie ce que j’essaie de dire quant au positionnement du groupe. Oscar Wilde écrit dans « L’Ame de l’homme sous le socialisme » : « Qui veut être libre, a dit un grand penseur, doit refuser d’imiter. Et l’autorité, en transformant les gens en imitateurs, crée parmi nous une variété très grossière de barbares au ventre plein ». Ce à quoi il conclut : « on demande parfois quelle est la forme de gouvernement qui convient le mieux à un artiste. A cette question, il n’y a qu’une seule réponse. La forme de gouvernement qui convient le mieux à un artiste est l’absence de gouvernement. Toute autorité exercée sur lui et sur son art est ridicule ». JudokA n’est ni populaire mais ni « bourgeois bohème » non plus, refusant le florilège de son dogmatisme guindé qui n’a pour autre but que de se conformer à tout prix, mais sans vouloir en avoir l’air, au gouvernement de ce qui se fait de nouveau dans l’air du temps.

Ka : Il n'y a pas de revendication personnelle, je pense que Ju et Do résument bien l'idée comme quoi nous incarnons « l'animalité » dans toute sa splendeur et sa force. Par animalité, je veux dire que la musique que l’on essaie de jouer s’apparente à quelque chose de naturel. Elle n’est pas sujette aux normes du solfège. On la joue comme elle nous vient, sans qu’il nous soit nécessaire de disposer de connaissances académiques et livresques sur la musique. On laisse nos oreilles parler…et nos auditeurs suggérer.

 

 

- Vous êtes de brillants remixeurs, beaucoup commence à s'en rendre compte (je l'espère bien), mais quel est celui dont vous êtes le plus fier ?

Ju : Le plus beau des remixs, c’est celui où t’as pas besoin de remixer, juste trouver le début et la fin d’un morceau. Ca veut dire que ton impro a suivi une forme parfaite, comme si c’était composé, ce qui implique un tremblement permanent de tous les performeurs pendant toute l’impro. C’est une abstraction, un idéal, un peu la grande vague que t’attend toute ta vie. Et alors là tu transcendes le temps, et ya plus de doute, t’es un vrai judoka.

Do : D’accord avec Ju. Pour moi son idée est la traduction Surf et rock californienne de l’idée de Proust de tout à l’heure. 

Ka : Que veux-tu dire par remixeur ? Je ne me considère pas comme un remixeur. Laissons aux remixeurs le plaisir de s'enorgueillir d'appliquer cette technique à la musique de JudokA.

 

 

- Pensez-vous introduire des notes de jazz ou d'autres musiques électroniques dans vos prochains titres?

Ju : Faut que t’écoutes JDK jazz, ou nos albums effervescents. Notre credo reste surtout le rock spatial, la musique bio technoide, organico cosmique, ou orgasmo comique.

Do : Effectivement, au risque de me répéter, le genre musical a moins d’intérêt que la vérité qu’il révèle dans l’instant où JudokA joue ensemble. La meilleure forme d’un moment peut être Françoise Hardy ou pas, peut être de l’électro ou pas, peut être une surenchère de sons ou une vision minimaliste. De par notre vécu et nos affinités, c’est plus souvent l’électro qui s’impose pour traduire ces différents moments.

Ka : L'extase, c'est d'arriver à faire jouer tous les instruments ensemble, faire une orgie de sons. Oh ! Comme ce serait bon ! Sérieusement, imagine l'affiche : au Camp Nou, ce soir, symphonie judokale : n'oubliez pas votre instrument.

 

 

- D'où vient le mot Judoka ?

Ju : Julien Dominique (et Jérome) Kreutzer. Le A c’est l’âme du groupe, K en étant le gardien (keeper). Depuis, Phil et Taylor nous ont rejoint. Donc, Ju + Do + (K x a) + Phil + Taylor = JudokA FighT !

Do : Pour prolonger ce que dit Ju, le judo est aussi, dans la réalité, plus qu’un sport, puisqu’il s’agit d’un art martial. Le judo défend une conception de la vie, de la beauté, de l’éthique, fondée sur la fidélité, la parole et l’honneur, qui est très séduisante. En outre, il y a un esthétisme du judoka qui recherche la pureté du geste ; celui, beau dans sa perfection, qui l’accorde au mieux avec son environnement et l’adapte au mieux à l’adversité. Ce geste lui permet de vaincre tous les combats, y compris celui sur soi.

Ka : Quand Ju&Do sont venus me voir et m'ont dit «  Tu viens jouer avec nous, comme ça nous nous appellerons JuDoKa », j'ai tout de suite dit « HAJIME », en français : OUI. Rien que de s'appeler Judoka, j'ai réalisé que notre entente serait au delà de la musique. J'ai fait 11 ans de judo, cela a marqué ma vie d’adolescent. Que l'on m'offre l’opportunité de redevenir un Judoka m'a enthousiasmé, tu ne peux pas imaginer.

 

 

- Tu te vois dans une grande salle de concerts pour faire part de votre musique à un grand public ou plutôt dans une petite salle ou dans un resto au bord de la mer pour écouter votre musique avant un coucher de soleil?

Ju : Pourquoi vouloir trop partager sa musique man ? Pourquoi pas en faire ensemble plutôt ? On aime en faire c’est tout. On joue entre nous. On fait pas de spectacle. Si t'as un bongo viens

Do : Partout je me vois faire de la musique avec JudokA. Je crois que JudokA peut aussi bien jouer dans des petites salles que dans des grandes salles que dans un salon ou dans un studio. JudokA est un groupe qui a déjà invité plusieurs personnes musiciennes ou non musiciennes à venir jouer. C’est par ces invitations que l’on peut comprendre l’idée de Ju. JudokA est susceptible d’être ouvert à tous, pourvu qu’il soit centralement question pour la personne de vouloir partager de la musique et d’accepter qu’elle lui permette en sessions de s’aventurer en soi vers les autres. Pour JudokA rien n’est ridicule, pourvu que l’on s’autorise sincèrement à faire de la musique et à accepter celle des autres. De fait, si vous avez un bongo, une casserole ou un pipeau, ce serait un plaisir de jouer avec vous…

Ka : J'ai toujours rêvé d'interagir avec les autres, de leur proposer ma vision. La musique est une forme d'expression qui me convient, elle fait appel à la sensibilité de chacun. Ju et Do ont raison, jouons ensemble, où bon te semble, nous ne serons jamais ridicules.

 

 

- Avez-vous commencé des contacts avec des maisons de production à Paris pour commencer la distribution de votre musique?

Ju : Non mais on va envoyer des PDIJ et des compilations à des éditeurs pour se faire connaitre, et idéalement en vivre

Do : Oui, c’est cela. Je pense qu’il faut conserver une part de dérision dans la démarche mercantile de joindre un producteur. Finalement, rien n’est moins sérieux que lorsque l’on essaie de faire de la musique ensemble... Pour le reste… nous pouvons laisser le monde à son cynisme tant que nous saurons garder sur lui le regard de la tolérance… ou de l’ironie.

Ka : si tu veux, j'ai une liste dans un tiroir, tu le fais pour nous ? Par contre, reste Judokéen, n'oublie pas Ta JUDOKITÉ. (cf. le petit dictionnaire illustré).

 

ARTICLE PARU DANS "LA VANGUARDIA " (2013) :

http://www.lavanguardia.com/internacional/20130309/54368202915/judoka-pa...

 

PRESS CONFERENCE -

 

- INTERVIEW JUDOKA TOUR 2014 -