La première question qui se pose à qui découvre JudokA est de comprendre en quoi le groupe se pense comme étant l’émanation de ce que nous nommerons tout d’abord, par défaut, une entité d’un niveau supérieur, définie sous le terme de « judokité ». Comme la plupart des groupes constitués, JudokA produit de la musique mais il s’en différencie en postulant qu’elle est la dérivation d’un concept plus général embrassant aussi bien d’autres formes musicales que d'autres productions esthétiques telles que le Melomania ou les Carnets Judokéens. Parmi les angles multiples qui permettent d’aborder la judokité, il en est un, que nous qualifierons ici « d’approche sémantique », qui offre une vue suffisamment panoramique pour servir de base à une introduction. Le choix sémantique du concept l’étant par opposition au « judokalisme », nous concevrons que ce choix constitue le point d’orgue à partir duquel la judokité se distingue et, par cette distinction, pose le cadre de son étendue.
Le choix terminologique d’un concept en pose l’identité - ce par quoi l’on signifie que ce choix non seulement l’op-pose aux terminologies dont son concepteur cherche à le différencier mais également l’im-pose aux terminologies que son concepteur lui subordonne. Là, tient le parallélisme avec la perspective socio-historique que nous envisagerons en appliquant au domaine sémantique le concept de frontière, dont découle celui de territoire. De fait, comme il est vrai d’affirmer que tout territoire s’identifie par la frontière qui le discrimine des autres territoires, est-il vrai d’affirmer que tout concept s’identifie par la limite qui le distingue des autres concepts. Ceci est éloquent au point qu’il semble vain de vouloir démontrer que de part et d’autre une frontière (ou une limite) pussent se situer des entités identiques et en tout point équivalentes.
L’identité conceptuelle, comme l’identité socio-historique, procède d’'une dynamique exogène d'opposition / endogène d'imposition
A notre connaissance, l’équivalence reste un fait manifeste et observé, antinomique de la pensée autre que quantitative. Comme le soutient Gübler (1931), l’équivalence ne peut être qualitative étant admis « l’impossibilité de démontrer la qualité identique de deux objets physiques par la voie de la rationalité » (p.326). Nous ne pouvons rationnellement attester que deux entités physiques, produites par la nature, sont, dans leur totalité, équivalentes. Ne le sont que certaines de leurs propriétés quantifiables (leur taille, leur poids, leur couleur..). Le même ou concept du même reste une vérité exclusivement mathématique, inapplicable aux autres domaines de la connaissance et ce, malgré la fréquence de son usage, en particulier dans le langage courant (Gübler, 1931). Il est ainsi ordinaire et tout à fait intelligible de déclarer que nous disposons par exemple d'une collection d’objets supposés équivalents - et décrits comme étant les mêmes - alors même qu’il est rationnellement impossible qu’ils le soient tout à fait. Il est encore tout à fait commun de déclarer que nous disposons du même objet que celui dont peuvent disposer d’autres sujets, alors même que les objets ne pourront jamais être que des reproductions qui procèdent d’un étalon. La position de deux qualités uniques est donc philosophiquement intenable et cela, « tant que sera réfutée la possibilité de la double unicité » (Gübler, 1931, p.568).
L’invalidité du même contient l’impossibilité du double
Il n’existe donc, outre le territoire conceptuel de la judokité, aucun territoire semblable à celui de la judokité même. De part et d’autre de la limite du concept, nous avons accès, soit, provenant du dehors, au dedans de la judokité – et qui est, dans son étendue, la judokité propre – soit, provenant du dedans, au dehors de la judokité. – et qui est, dans son altérité, la non-judokité. Parvenus à ce stade, il nous est impossible de passer outre les travaux d’Achménopée, dont l’œuvre a concouru depuis plusieurs siècles à élever notre compréhension de la non-identité, fût-elle envisagée dans sa nature matérielle, phénoménale ou encore conceptuelle. La non-identité, selon cet auteur, « n’est rien moins que l’infini moins un, rien plus que l’un plus l’infini » (in Ferrières, 2012, p.477). En d’autres termes, « ce que nous ne sommes n’est ni moins que soi soustrait de l’infini, ni plus que soi en plus de l’infini » (p.481). Le caractère liminaire de la formule ne doit pas nous éloigner de sa clairvoyance car il apparaît, de façon étonnamment simple et limpide, qu’Achménopée a su rendre accessible toute la complexité de la dialectique du non-soi et ce, bien avant le développement des théories contemporaines sur l’anti-matière. Il n’est lieu de s’étendre ici sur la philosophie achménopépilienne. Pour autant, nous préciserons que la définition de la non-identité a surtout été élaborée dans le but d’argumenter en faveur de l’unicité de l’être. En effet, si « la non-identité est pensée comme l’infini ôté de soi ou « l’infini sans soi » (in Ferrières, 2012, p.482), Achménopée en déduit que l’identité est, à l’opposé, « ce par qui l’infini est, c’est à dire s’équilibre et s’établit » (p.482). En ces termes, il est nécessaire que soit le soi pour que l’univers soit - entendu dans sa complétude - ce qui pose et l’unicité de tout à chacun et sa prétention à l’universalité - c’est à dire son identité.
L’infini est sans moi ce que je ne suis, avec moi ce qu’Il est
L’infinitude sans la judokité et qui n’est pas la judokité, ainsi se délimite la non-judokité. Au plus près de cette délimitation, dans cet espace ténu que l’on appelle aussi le « voisinage conceptuel » de la judokité se situe l’ensemble des concepts limitrophes, parmi lesquels ceux confondus - à tort - avec la judokité propre. C’est le cas du judokalisme qui reste, sans conteste, la notion la plus fréquemment identifiée à la judokité. Or, il y a lieu d’affirmer que le judokalisme n’est pas et ne peut être assimilé à la judokité. Sans vouloir se risquer à d’hasardeux glissements conceptuels, nous tenons à faire valoir que le judokalisme est à la judokité ce que, sans excès, l’humanisme est à l’humanité, le réalisme à la réalité ou encore le socialisme à la société. Ce en quoi nous nous opposons, en la respectant, à la critique de Jean Steven de l'album sous la Neige qui s'inscrit, sans l'affirmer, dans cette propédeutique antinomique à notre propos. « Les suffixismes », pour reprendre la terminologie consacrée par Larrant (2007) se distinguent des « suffixités » en ce qu’ils sous-tendent des intentions et des fins divergentes. « Le suffixisme », écrit Larrant, « veut dire une dynamique, une force ou plus simplement un mouvement motivé par une intention humaine quand « la suffixité » veut dire l’universel. Elle pose, dans la candeur de sa constance, ce qui échappe à la volonté, nécessairement en action, de l’homme » (p. 367). Cette volonté du suffixisme a, par ailleurs, une portée collective. Elle est orientée par un « corps d’individus constitué en mouvement, dont le but est d’assurer la pérennité de ce mouvement qui l’agit » (p.368). Si bien qu’il ne peut y avoir, par exemple, d’humanisme sans le mouvement d’un corps d’humanistes agi par la volonté d’assurer la pérennité de son mouvement même. A contrario, l’exact pendant du mouvement « suffixiste » est à rechercher dans ce que la « suffixité » pro-pose à la fois d’immobile et d’invariant. Echappant à la volonté, la « suffixité » veut dire l'absence de volonté ou au-delà de la volonté. En cela, « elle dit l’état non l’être » (Larrant, 2007, p.384). La judokité, dans son acception même, s’inscrit résolument dans cette perspective larrantienne : elle est l'état de JudokA.
Par delà la volonté en action, l’état de JudokA est. Il est nommé Judokité
L’une des questions les plus courantes que pose la judokité – si tant est que la judokité est état - est celle de son accessibilité. Comment est-il possible d’atteindre l’état de JudokA ou ce en /d’où /par quoi la judokité est ? Cette question compte assurément parmi les plus sensibles. Elle pourrait justifier en elle-même ce pourquoi cette introduction a été pensée et en établir le principal objectif. Comme exposé ci-avant, la judokité se situe littéralement au cœur de « dynamiques endogènes d'imposition et simultanément exogènes d'opposition conceptuelle » (cf.p.1). De fait, l’état de JudokA résulte de concepts subordonnés les uns aux autres qui com-posent la judokité propre. Cette judokité propre im-pose l’ensemble de ses com-positions en les op-posant aux concepts antithétiques que contient la non-judokité (cf.p.2.) ou non-état de JudokA - dont le « suffixisme » -.
L’état de JudokA se réalise – nous préférons cette terminologie à l’ambigüité du verbe « atteindre » - dès lors que sont intégrés et subordonnés les concepts com-posés de la judokité propre et ce, en même temps que ceux-ci s’op-posent en toute conscience aux concepts de la non-judokité. Cette simultanéité est un temps situé que nous représentons à la frontière dynamique et contigüe de l’état et du non-état de JudokA, délimitant ce que nous appelons plus couramment la réalisation spatio-temporelle de la judokité. De fait, nous concluerons par l'aphorisme suivant, ouvrant des perspectives propres à la dialectique judokéenne :
A la question de savoir comment s’atteint la Judokité se demander plutôt où, avec qui, et quand...
1. Gübler, R.H. (1931). Equivalence, équité, équivoque : l’équation improbable. Franckfort : Saft & Sohn.
2. Ferrières, P. (2012). Achménopée. In J.Delaniel, E. Velage & C.Christiansen, Histoire chrétienne de la pensée non orthodoxe, IIIème-IVème siècle après J.C (pp.402-654). Plot : Versailles.
3. Larrant, P. (2007). Pourquoi le mondialisme non la mondialité, l’universalité non l’universalisme ? Introduction à l’anthologie comparée des conceptissismes et des conceptualités, Cogitas, 127, p.358-387.